La tête baissée sur un vieux bouquin, Graham profitait du calme qui régnait dans la bibliothèque du domaine Sutherland. Les hommes étaient partis à la chasse, seulement, aucun fils du clan n’avait été invité à prendre part. Kester Sutherland avait tenu à ce que sa lignée aille faire quelque chose de plus utile - à croire qu’il ne voulait surtout pas entendre ses fils - bâtard compris - se disputer pour des broutilles alors qu’il voulait capturer quelque chose. En tant que digne ainé, le jeune homme avait pris sur lui pour s’occuper. Boyd et Ranulf étaient en train de s’entrainer avec le maitre d’arme dans la cour. Les deux devenaient graduellement de talentueux épéistes. Particulièrement Boyd qui le serait probablement bien plus que Graham ne l’était. Enfin, là n’était définitivement pas la question, tout ça pour dire que le jeune homme s’occupait donc en lisant un quelconque bouquin sur l’art de la guerre. C’était plutôt intéressant, Graham ayant toujours été plutôt du genre à prioriser les stratégies - bien que parfois il était trop droit pour faire des tactiques déloyales, mais tout de même, une bonne stratégie pouvait limiter le nombre de mort. Par conséquent, l’héritier du clan Sutherland ne pouvait que s’intéresser à ce genre de chose. Puis c’était une occupation plus intéressante que le combat à ses yeux.

Quoi qu’il en soit, Graham regrettait quand même que son père ne lui ait pas donné le droit de chasser avec les hommes du clan, les chevaliers. Il était après tout, l’un et l’autre en quelque sorte et en plus, il était l’héritier ! C’était justement le genre de chose auxquelles il devrait avoir droit en tant qu’ainé. Cela dit, le problème, c’était que son père tenait toujours à la présence de ce satané bâtard Eoghan. Une présence oh combien désagréable pour le jeune homme, ce pourquoi, au moins, il pouvait se réjouir que son éternel rival n’y avait pas plus droit. Un soupir traversa ses lèvres alors qu’il tournait les pages, se disant qu’il pourrait peut-être changer d’occupation. Faire un peu d’équitation lui changerait surement les idées, sauf que son père avait réquisitionné la majorité des chevaux, même si en temps normal la monture de Graham devrait être bien tranquille dans son box. Tout de même, il préférait ne pas faire d’équitation par risque d’aller dans le domaine de chasse. Oui bon, c’était une crainte un brin idiote, mais il ne fallait pas penser que le jeune homme serait du genre à risquer de défier les directives de son père. Les règles étaient faites pour être écoutées, même celles qui ne lui plaisait pas.

Probablement que Graham aurait pu continuer de parcourir la bibliothèque à la recherche de différentes stratégies, mais quelque chose vint le déranger ou plutôt quelqu’un. Un serviteur, l’un de ceux qui étaient parti à la chasse avec son père s’il ne se trompait pas. Ce fut effectivement le cas et il en eut la confirmation lorsque ce dernier prit la parole non sans s’être incliné et avoir attendu un signe de la part du jeune homme : « Messire, c’est le seigneur Sutherland... il est tombé lors de la chasse. » Oh non. Pas ça. En moins d’un instant, Graham s’était relevé et remercia brièvement le valet avant de se diriger vers la chambre de son père. Il ne pouvait pas être dans un état si critique, il était plus fort que ça. Ce n’était qu’une chute à la chasse, pas lors d’une bataille. Tant bien que mal, le jeune homme tentait de s’assurer que ce n’était pas encore l’heure de Kester Sutherland ou bien son heure pour monter à la tête du clan. Il ne pouvait même pas se réjouir à l’idée qu’il serait peut-être sous peu en mesure de se débarrasser d’Eoghan. Non, il n’était pas prêt à devenir le chef du clan et son père ne pouvait pas être gravement blessé. Voilà la seule chose qui passait en boucle dans l’esprit de Graham Sutherland alors qu’il s’approchait de la chambre du chef.

« Mère ! Comment se porte père ? » La question qui franchit bien rapidement ses lèvres alors qu’il vit sa mère éplorée à l’extérieur de la pièce. Elle avait pu le voir, ça se lisait sur son visage, seulement, il ne pouvait dire si elle était éplorée de le voir dans un piètre état ou parce que le piètre état pouvait être fatal. Un silence plana alors que le jeune homme parcourrait les derniers pas avant de se tenir devant elle. Il savait que malgré tout, elle avait une réelle affection pour son mari, si bien qu’il tenta de la rassurer en la prenant dans ses bras. Une marque d’affection qui fut bien rapidement refroidie lorsque sa mère lui dit : « Ton père désire vous recevoir toi... et Eoghan. » Voilà qui ne présageait rien de bon, c’était même terriblement inquiétant. Un soupir traversa alors les lèvres de Graham qui se retrouvait à présent forcé d’attendre son demi-frère. Un jeune homme exécrable qui ne méritait en rien les faveurs du seigneur Sutherland. Rien que le fait qu’il ait été autorisé à porter le nom du clan était une horreur aux yeux de l’ainé, mais évidemment, il ne pouvait rien y faire. Surtout considérant le fait que son père prenait encore et toujours le côté de son bâtard. Même blessé, Kester Sutherland faisait savoir à quel point Eoghan était important pour lui en le recevant avec son héritier. Une énième tache sur l’honneur de Graham qui ne répondit rien à sa mère, attendant simplement que son demi-frère daigne venir leur accorder sa présence. Attendre était manifestement une de ses grandes forces.

Il n’y avait plus de temps à perdre, plus le temps de philosopher ou d’écrire des ballades sur sa situation. Si cela ne l’était déjà pas avant, eh bien, maintenant, le temps était à l’action. Depuis qu’il avait été blessé lors d’une bataille, son père n’était plus que l’ombre de lui-même, passant plus en plus de temps alité, ou restant dans son fauteuil. En plus de provoquer une inquiétude désintéressée chez Eoghan qui, bien qu’illégitime, n’en restait pas un fils plus ou moins aimant, la déchéance de son père annonçait quelque chose de peut-être pire. C’était trop tôt encore pour que son père meure. Si jamais par malheur, il lui arriverait quelque chose, cela laisserait son fils bâtard seul et sans appui de l’extérieur pour faire face à la vengeance et aux intrigues que le reste des Sutherland avait en réserve pour lui. Il ne craignait pas que l’on glisse du poison dans son repas, Graham ne s’abaisserait jamais à cela, mais il courait le risque d’être jugé indigne de porter son nom. Dans un tel cas, il perdrait sa position de chevalier, sans nul doute, et son avenir, encore plus certainement.

Eoghan devait donc se hâter de se faire valoir avant qu’un tel évènement ne vienne chambouler tous ses plans. Bien sûr, l’état de son père, qui avait toujours été l’image de la force et de la vitalité à ses yeux, ne l’attristait pas simplement pour la sauvegarde de son nom. Il n’était pas une brute sans cœur, bien que certaines personnes soient convaincues du contraire. Ce fut avec grande joie qu’il apprit que Kester Sutherland avait été assez en forme pour s’adonner à la chasse, passe-temps que tous deux appréciaient sans l’ombre d’un doute. Il aurait aimé pouvoir l’y accompagner, mais étant donné chaque partie de chasse qu’il avait subie en compagnie de Graham, il comprenait facilement que leur père préfère les garder hors de celle-ci. Il ne lui restait alors qu’à s’entraîner, prendre de soin de son équipement en attendant la prochaine bataille, ou une illumination qui lui ferait gagner la faveur des puissants. C’était une de ces journées comme il les abhorrait, tristement ennuyeuse et inutile. Le voilà qui restait à ne rien faire, alors que le temps pressait. Mais comment pouvait-il en faire autrement? Il avait commis bien des gestes impétueux dans sa vie, mais il n’allait tout de même pas enfourcher un cheval jusqu’à la reine Merida pour l’implorer de lui accorder un domaine gratuitement.

Il tenta donc de ruminer, espérant l’émergence d’un plan génial dans son esprit. L’organisation n’avait jamais été son fort, d’improviser sur le tas avait toujours été la technique qui l’avait le mieux servi, il devait peut-être encore une fois suivre son instinct. Ce fut un serviteur qui vint l’interpeller alors qu’il polissait son épée. Eoghan ne le tint pas de rigueur pour le peu d’introduction dont il fit preuve, il avait toujours été habitué à ce qu’on le traite un brin en-dessous des véritables maîtres du domaine. Ce que l’homme lui annonça, cependant, lui déplût d’avantage. Son père avait été blessé lors de la chasse. Le chevalier ne prit pas le temps d’entendre d’explication sur les circonstances et ou la gravité de ses blessures et ne fit que se lever, ôtant sans scrupule le serviteur de son chemin. Il se dirigea à grands pas vers la chambre du chef de clan où il était probablement alité… Si son état lui permettait. Lorsqu’il arriva, il se retrouva nez à nez avec le plus charmant des comités d’accueil, composé de ceux dont il devrait se méfier le plus à l’avenir. Fiona Sutherland l’éventrait des yeux à travers ses larmes. Même rongée par le chagrin et l’inquiétude de voir son illustre mari si diminué, elle prenait le temps de le haïr. Voilà qui en disait long sur ses priorités. C’était un regard auquel il s’était habitué et malgré les circonstances peu propices, il ne put empêcher un sourire de défi de s’étendre sur ces lèvres. C’était un réflexe. Il ne pouvait s’empêcher de moquer le dégoût qu’il inspirait à cette bonne femme. Même à son plus jeune âge, de la voir toujours sourde de colère en sa présence lui avait plus inspiré la pitié que de la peine. Car, tant que son mari prenait les décisions ici, elle ne pouvait rien faire. Eoghan espérait que cela ne changerait pas trop tôt. Celle-ci quitta, le laissant seul avec le deuxième président de son fan club, son demi-frère Graham.

Ce dernier venait probablement d’apprendre la nouvelle tout comme lui. « Que s’est-il passé? Un mestre l’a-t-il examiné? », s’enquit-il alors à son aîné. Il ne se gardait pas de lui adresser la parole, même si le fait d’échanger des mots avec lui devait souiller l’honneur chatouilleux du fils héritier des Sutherland. Il ne ferait probablement pas de chichi si la santé de leur père était en jeu. Qu’on les ait informé en même temps lui laissait deviner quelque chose. Kester Sutherland était probablement conscient. Si quelqu’un d’autre avait donné l’ordre qu’on aille quérir sa descendance, personne n’aurait pris le temps de chercher le bâtard impopulaire qu’il était. Seul son père aurait spécifié qu’il souhaitait s’entretenir également avec lui. Même s’il était mort sur ce cheval, on aurait attendu les funérailles pour l’avertir, sans doute, même encore. Certains auraient pu dire que de penser ainsi à la mort devant la porte d’un blessé était de mauvaise augure, mais le bâtard, d’un naturel pragmatique, se devait de penser à toutes les possibilités qu’un tel accident pouvait engendrer.

Savoir que son père était blessé était résolument quelque chose d’inquiétant. Il n’avait pas la vaine ambition de vouloir diriger le clan avant son heure et à ses yeux, son heure n’était pas encore venu. Il ne voulait en rien que son père sur son lit de mort, il n’était même pas certain de pouvoir le supporter. Le fait qu’Eoghan ait été appelé avec lui rendait la chose encore pire. Rien ne pouvait l’énerver encore plus. Qu’est-ce que son père pouvait bien avoir en tête pour forcer son digne héritier à se présenter en compagnie d’un bâtard. Oui c’était bel et bien quelque chose que Graham considérait comme une tache sur son honneur. C’était peut-être idiot pour beaucoup, mais pas pour lui comme on pouvait aisément deviner. Il fallait dire que probablement bien des fils ainés seraient insultés d’être traité de la même manière qu’un bâtard. Il n’en ferait peut-être pas un cas autant que Graham, mais l’insulte restait réelle.
Ce pourquoi le jeune homme rumina un moment après que sa mère lui ait annoncé la demande de son père. Il savait que trop bien que sa mère devait être autant en colère de la situation que lui. Dévastée par l’état de son mari, elle prenait néanmoins son temps pour détester cet enfant qui n’était pas d’elle et pourtant qui était aussi bien traité que les siens. Peut-être ressemblait-il plus à sa mère au final. Personne ne pourrait réellement le savoir et là n’était probablement pas la question.

Une voix l’interrompit dans ce flot de pensées, une voix oh combien déplaisante à ses oreilles, celle d’Eoghan. Il se tourna pour lui faire face écoutant ce qu’il demandait. Croyait-il vraiment qu’ils allaient se faire la conversation dans un moment aussi critique ? C’était une pensée idiote digne du bâtard qu’il était. « Tu pourrais le savoir si tu n’avais pas été si lent à venir. » Oui bon ce n’était pas comme si ça faisait des heures qu’il attendait son demi-frère, bien au contraire il ne venait que d’arriver, mais ça c’était un détail que le concerné n’avait pas besoin de savoir. Un soupir traversa donc ses lèvres alors qu’il dévisagea Eoghan pendant un moment. « Mais il est vivant, c’est l’important. » S’il disait ça pour se convaincre ? Peut-être un peu, mais quoi qu’il en soit, il ne s’adressait pas à son demi-frère, même s’il s’agissait en fait de la seule véritable réponse à laquelle aurait droit ce dernier.

La présente, bien qu’énervante, d’Eoghan n’empêcha Graham pas d’entrer dans la pièce le premier. Il s’inclina légèrement avant de s’approcher du lit sur lequel reposait son père. Un mestre était de l’autre côté du lit à s’occuper du chef de clan. Le jeune homme ne put qu’être rassuré de voir que son père était dans de bonnes mains. Le mestre était celui qui s’était occupé de toute les blessures depuis toujours. Cet homme était plus que digne de confiance, ça Graham en était convaincu. « Comment va-t-il ? » La question était évidemment adressée au mestre qui se tourna alors vers les deux fils du Seigneur Sutherland. Il prit un moment pour les regarder à tour de rôle avant de prendre la parole : « Je lui ai donné quelques plantes pour apaiser sa douleur et il est maintenant endormi. » Malgré le fait que le mot choisi par le mestre était endormi et non « inconscient », Graham ne put s’empêcher d’être inquiet. C’était normal en soit, après tout, on déconseillait souvent aux gens de trouver les bras de Morphée après une lourde blessure. Cela dit, il ne pouvait pas non plus mettre en doute l’expertise du mestre. Ce dernier prit alors la parole, rassurant par la même occasion l’héritier. « Mais il devrait s’en tirer s’il passe la nuit. » Il fallait donc s’assurer que Kester Sutherland passerait à travers la nuit. Chose plus difficile à faire qu’à dire, mais bon, Graham prierait à tous les dieux possibles pour que son père ne périsse pas, surtout pas à cause d’une blessure de chasse.

« J’aurais du être à ses côtés. » Pas que sa présence à la partie de chasse aurait pu changer quoi que ce soit. Une chute n’était pas le genre de chose qu’on pouvait aisément éviter simplement avec la présence de quelqu’un. C’était une idée stupide que de penser autrement, pourtant, c’était une pensée qui lui revenait constamment en tête. Si seulement il avait été là. Il aurait même voulu qu’Eoghan soit celui qui soit présent si ça avait pu être lui qui tombe à la place de leur père. Bon, ce n’était pas nécessairement digne de penser ainsi, mais tout de même. Sa famille était plus importante que quoi que ce soit.

Eh bien, de toute évidence, Graham était à pic. C’était compréhensible, vu les nouvelles inquiétantes qui leur étaient parvenues. Eoghan estimait tout de même qu’il était en droit de savoir ce qui était arrivé à son père et si ses inquiétudes devaient se décupler à l’instant. Il ne suffirait qu’une veillée pour qu’on le chasse brutalement du domaine familial si le seigneur Sutherland venait à s’éteindre. Ce n’était pas non plus de sa faute si on avait tardé, que cela ait été intentionnel ou pas, à lui annoncer le triste évènement. Il n’eut pas le temps de répliquer une raillerie que son demi-frère daignait au moins lui annoncer que leur père était encore vivant. Il y avait de l’espoir, au moins. Mais nul ne semblait pouvoir dire si c’était bénin ou gravissime à ce stade. Graham avait beau se cantonner dans une naïveté certaine, le bâtard, lui, n’était pas sûr que l’important ne soit que leur père soit vivant. Il y avait de ceux qui n’étaient plus jamais les mêmes après des chutes malheureuses de leur cheval ou un coup de lance mal placé. Déjà que Kester Sutherland n’était plus que l’ombre de lui-même depuis sa blessure, il n’aurait pas fallu qu’il devienne comme ceux qui ne faisaient que rester là, couchés, sans parler ni même bouger, qu’on devait nourrir et langer. L’idée même le répugnait, mais il garda cette crainte pour lui.

Eoghan entra alors à la suite de l’héritier du clan dans la chambre où on soignait leur père. Ce dernier était alité, les yeux fermés. Ce fut avec soulagement que son deuxième fils remarqua que les fourrures qui le couvraient étaient animées de son souffle. Étrangement, il n’arrivait pas à voir de blessures évidentes. Peut-être celles-ci étaient internes ou camouflées. Il laissa à Graham le soin de questionner le mestre, celui-ci serait probablement plus enclin à répondre au fils légitime du blessé. Ce n’était guère concluant comme réponse, oui, il était évident qu’il dormait. Le vieux mestre n’avait pas donné de précisions quant à la nature des blessures de son seigneur et cela fit craindre le pire au bâtard. Tentait-il de camoufler la vérité car elle était trop dure? Franchement, ils n’étaient pas des enfants ni des femmes aux émotions sensibles, si leur père était condamné, qu’il le dise franchement. Le mestre ajouta un détail alors, une nuit et il saurait s’il était en mauvaise posture ou non. Une nuit, c’était à la fois très court et très long dans le cas échéant. Mais que faire de plus que de le veiller et espérer que le mestre soit bon. Sinon, Eoghan ne lui laisserait probablement pas le temps de se rendre compte de son incompétence.

Mais évidemment, son demi-frère profita du moment pour s’épancher en bons sentiments. Sa réplique toute à fait contre-productive fit rouler des yeux le plus jeune des deux. « À moins de servir de coussin pour amortir sa chute, je ne vois pas ce que ta présence aurait pu changer. » Quel commentaire stupide et inutile que cela. « Tu aurais eu l’occasion de pleurnicher sur les lieux plus tôt que tout le monde, ça, je te l’accorde », ajouta-t-il avec un rictus sarcastique. S’il devait veiller son père durant cette nuit fatidique, ce serait probablement en compagnie de Graham. L’idée l’enchantait autant que de passer une nuit dans un marais infesté de mouches. Mais, ce qui faisait encore moins son bonheur était d’imaginer à quel point son demi-frère serait heureux de le voir abandonner la chambre comme s’il n’y avait pas sa place. Jamais il ne lui ferait ce plaisir. En prenant bien le temps de lui sourire, il alla tirer un siège près du lit en annonçant : « Eh bien, nous avons une longue nuit devant nous n’est-ce pas? » Dans un sens, il espérait bien taper sur les nerfs du fils héritier à un point tel qu’il abandonnerait l’idée de veiller sur son père. Mais il était bien trop têtu et fier pour cela, il le connaissait bien. De toute façon, si le seigneur Sutherland venait à mourir, les piques qu’il lancerait à Graham ce soir-là ne changeraient en rien sa décision de se débarrasser de lui. Alors, autant se payer sa tête toute la nuit pour passer le temps et son inquiétude.

En soit, Graham aurait préféré avoir n’importe lequel de ses frères plutôt qu’Eoghan. Comme si ce n’était pas suffisant de craindre ce qui pourrait arriver à son père en fin de compte, il fallait qu’il endure une compagnie peu plaisante. Le pire dans tout ça ? C’était que son père risquait fort bien de s’adresser à Eoghan en premier, rajoutant à l’injure de tout ça. Tant que son père vivrait, le jeune homme serait au prise avec son demi-frère, ça c’était l’évidence même, mais pourtant, sa haine du bâtard ne le pousserait jamais à souhaiter que son père perdre sa vie. D’ailleurs, il ne pensait même pas à tous les autres scénarios qui pourraient très bien arriver et qui donneraient sensiblement le même résultat sans que Kester Sutherland décède. Après tout, s’il devenait dans l’incapacité de s’occuper des affaires du clans et de commander les hommes, ce serait à Graham de prendre la relève. Une possibilité qui, heureusement, ne lui avait pas encore traversé l’esprit. Il n’était peut-être pas un meneur rêvé en soit, mais ça, encore, il ne préférait pas y penser. C’était mieux qu’il ne s’attarde pas sur ce genre de chose, l’important à ce moment précis, c’était que son père était encore vivant et qu’il se devait de le veiller... endurer Eoghan rendait certes les choses beaucoup moins agréables, mais c’était une nuisance contre laquelle il ne pouvait rien faire à ce moment-là.

Le mestre indiquant la nuit comme seule manière de savoir si Kester Sutherland était en bonne posture ou non, on pouvait déjà deviner que la nuit ne serait pas des plus plaisante. Une nuit pendant laquelle la balance pouvait pencher de n’importe quel côté, le bon, comme le mauvais. Ce que le mestre avait dit n’avait rien de rassurant, bien au contraire, après tout, c’était une nuit pendant laquelle rien ne semblait pouvoir être fait pour aider le sort du seigneur. Le mestre pouvait peut-être y changer quelque chose dans la moindre mesure, mais de toute évidence, vu comment il avait dit la chose, ça ne semblait pas être au programme. On en revenait à l’idée d’attendre, d’attendre en compagnie d’Eoghan, une merveilleuse situation dont Graham aurait bien aimé se sortir. Pourtant, il était hors de question qu’il laisse son demi-frère seul dans la chambre de leur père. Non, celui qui avait droit d’être présent, c’était lui, seulement, grâce aux faveurs de leur père, Eoghan se trouvait également présent. Rien de mieux pour rendre Graham encore plus à pic qu’il ne l’était déjà à cause de la nouvelle.

La voix du bâtard s’éleva d’ailleurs après que l’ainé se soit reproché de ne pas avoir été auprès de leur père lors de la chute. Évidemment, ce n’était pas à cause de sa propre décision, mais bien parce que Kester Sutherland avait décidé ainsi. Ça n’empêchait pas le reproche que Graham se faisait. Le second commentaire du bâtard piquait plus les sentiments de l’ainé qui lui envoya un regard noir. Il ne pleurnichait pas et n’aurait pas non plus pleurnicher sur le coup ! « Je ne suis pas celui qui devrait être en train de prier pour que père continue de diriger le clan. C’est toi qui a plus de raison de pleurnicher. » Bon, évidemment, Graham n’espérait pas plus qu’Eoghan que Kester Sutherland ne s’éteigne, mais ça le cadet n’était pas obligé de le savoir. Un soupir traversa ses lèvres alors qu’il continuait de regarder son père. Bon autant s’installer. Tout comme le plus jeune, Graham se prit un siège pour s’installer près de son père. Ce n’était pas comme s’il allait rester debout à côté du lit pendant toute la nuit non plus !

Se tournant vers Eoghan lorsque ce dernier prit la parole, l’ainé arqua un sourcil. Une longue nuit ? Évidemment qu’elle serait terriblement longue cette nuit. Entre devoir endurer son demi-frère et s’inquiéter pour son père, il fallait s’entendre sur le fait que ça pourrait difficilement être pire. « Si tu penses que ce sera trop long pour toi tu peux très bien te retirer, je veillerai sur mon père. » C’était l’évidence même que le fils héritier ne quitterait pas le chevet de son sire, c’était en partie son devoir. Préférant ignorer le bâtard du mieux qu’il pouvait, il s’adressa alors au mestre : « Y a-t-il quelque chose qui peut être fait pour augmenter ses chances ? » Après tout, si quelque chose pouvait être fait, ce devait être fait peu importe ce que ça pouvait couter. Bon, peut-être pas peu importe, il fallait respecter les souhaits de son père, du moins ceux qui étaient en quelques sortes évidents. Disons que s’il s’agissait d’aller cueillir des plantes ou quelque chose du genre, un serviteur serait envoyé sur le champ.

Il n’y avait pas grand-chose qu’Eoghan pouvait rétorquer à la pique de son demi-frère quant à son avenir incertain sur le domaine des Sutherland. Le bâtard se contenta simplement d’afficher un sourire plein de défi. Il ne comptait pas s’apitoyer, pleurnicher et encore moins prier. De s’appuyer sur des forces extérieures pour assurer son succès lui paraissait absurde. Qu’est-ce qu’un Dieu, un esprit ou toute autre créature pourrait bien avoir à faire d’un bâtard? Il n’était pas né dans un monde bâti pour lui, c’était un fait. Cela ne voulait pas dire qu’il allait rester dans son coin à pleurnicher. On lui avait donné la chance d’avoir grandi dans le luxe, de recevoir une éducation, il n’allait pas gaspiller tout cela en pourrissant toute sa vie dans le rôle qu’on voudrait bien lui donner. Si ce monde n’était pas fait pour lui, il n’avait qu’à se bâtir sa propre voie pour aller où il voulait. Il considérait quelque peu les gens pieux comme empreints d’une certaine faiblesse, nécessitant une béquille divine ou il ne savait quoi. Tout cela pour dire qu’il ne passerait pas la nuit à prier, mais à songer à un plan si jamais les évènements prenaient un tournant non-désirés. Il détestait pleurer un mort d’avance, mais n’aurait sûrement pas l’occasion d’être présent à la cérémonie si Kester Sutherland venait à s’éteindre. Son père comprendrait, de toute façon, il était probablement le seul qui avait compris.

Tant qu’à être pris toute la nuit avec ce rabat-joie de Graham, autant passer le temps en tentant de lui faire perdre patience, comme Eoghan avait toujours fait. C’était un passe-temps qui ne se démodait pas. Le fils héritier tenta alors naïvement de lui indiquer qu’il serait préférable qu’il parte, avec une politesse des plus ennuyantes. Ah, ce cher Graham savait pourtant très bien que de dire une telle n’allait que l’encourager à rester. Et de plus, il s’agissait de son père également, étendu là dans un état incertain. Même si l’envie d’embêter Graham venait à miraculeusement lui manquer, il serait tout de même resté pour veiller sur son père, quelle idée. « Rassure toi, je suis là pour rester », affirma-t-il à l’intention de son aîné. Il comptait rester au chevet de son père, bien évidemment. Mais il s’agissait également d’un avertissement. Si les Sutherland pensaient qu’il serait facile de se débarrasser de lui, ils se trompaient monumentalement. Les gens comme lui, comme de la vermine, il n’avait pas peur de faire la comparaison, étaient si difficile à déloger. Et même s’ils arrivaient à le bannir du domaine, Eoghan avait confiance en sa capacité de se trouver un nouveau port d’attache, même si cela pouvait lui demander de changer ses allégeances. Sans son père, il y avait soudainement moins de raisons de rester fidèle au Sutherland ainsi qu’à leur reine capricieuse. Cette option ne lui plaisait guère dans le moment, car il n’avait aucune idée du côté qui avait le plus de chance de l’emporter. Il lui fallait encore s’informer. Il sourcilla en entendant alors Graham formuler une énième inquiétude nerveuse. C’était une chance que le mestre ait endormir leur père, qui pouvait bien recouvrer ses énergie avec de tels incessants piaillements au-dessus de sa tête? Le bâtard soupira et entreprit de se payer la tête de son demi-frère pour une nouvelle fois : « Va donc cueillir des fleurs si ça peut apaiser ton esprit de vieille femme. » Il pouvait encore se permettre de tels manques de respect, il fallait bien en profiter avant qu’un mot du concerné ne puisse signer de son arrêt de mort. Bougeant pour trouver une position plus confortable dans le siège, ne s’en faisant pas de mauvais sang avec les convenances, Eoghan continua alors : « Ou tu pourrais simplement attendre et avoir confiance en ton sire comme un héritier digne de ce nom le ferait. » Il savait très bien que de mettre en doute la valeur de Graham en tant que futur tête du clan avait toujours pour effet de blesser son orgueil vertueux. Il vit alors le mestre qui tentait de se faire tout petit dans la pièce, sentant probablement l’orage à venir entre les deux hommes. Leurs disputes n’étaient certes pas inconnues de la maisonnée, tant elles étaient nombreuses et parfois ridicules. Aucun sujet, aucune situation, n’était à l’abri de déclencher une guerre que seul Kester Sutherland avait eu le pouvoir de calmer jusqu’à présent. Eoghan se demandait si cette guerre serait à couteaux tirés si jamais leur père disparaissait. Cela s’arrêterait-il seulement? Probablement pas. Il ne voyait pas l’intérêt de verser dans le fratricide, il pensait que Graham ne s’abaisserait jamais à cela, mais tout était sujet à changement. Il fallait rester sur ses gardes.

Rien ne pouvait être pire aux yeux de Graham que son père sur son possible lit de mort et que la seule personne qui soit présente pour le veiller soit Eoghan, le bâtard. Difficile de faire une situation moins plaisante pour lui et c’était bien sa chance. Il ne savait pas ce qu’il donnerait pour que son demi-frère ne parte et le laisse veiller en paix. Ce qui n’arriverait probablement pas, du moins, il n’y comptait pas trop. Eoghan le lui confirma rapidement. On pouvait comprendre que ce n’était pas forcément que pour cette nuit qui s’annonçait tellement longue, mais bien pour le temps en général. Certes, Graham ne le voyait pas vraiment comme ça. Ce qui ne l’empêchait pas d’être confiant de pouvoir se débarrasser de son demi-frère à la première occasion. Déjà lui retirer le nom familial serait un début convenable et lui retirer le droit de vivre sur le domaine du clan serait la suite logique. S’il se trouvait quelque part pour vivre tant mieux, mais il ne serait plus une tache sur l’honneur familial, ça Graham s’en assurait. En guise de réponse à ce que le bâtard avait dit, il lâcha simplement un : « On verra bien. » davantage pour lui que pour Eoghan. Après tout, il n’avait pas vraiment envie de lui faire la conversation et encore moins de partir un débat sur les chances qu’avait le plus jeune de rester dans les rangs familiaux ou non. Il avait d’autres chats à fouetter et l’avenir d’un bâtard n’était - malheureusement - pas dans les priorités tant que son père vivrait.

Le problème, c’était que malgré la grande volonté de Graham de continuer à veilleur sur son père, l’idée de rien faire ne lui plaisait pas du tout. Après tout ça semblait une terrible nouvelle de ne rien pouvoir faire pendant toute la nuit sauf attendre en silence ou à entendre les idioties que sortaient son demi-frère. Justement, il en disait une autre ! C’est avec un roulement des yeux que le jeune homme accueillit le commentaire d’Eoghan. Cueillir des fleurs ? Vraiment ? « Donc ? » Oh oui, il avait choisi d’ignorer tout bonnement son demi-frère pour reporter son attention sur le mestre qui semblait vraiment essayer de se faire tout petit. De toute façon, que pouvait-il répondre à une pique aussi débile que le traiter de « vieille femme » en sous-entendant qu’il en avait l’esprit. S’il n’était pas aussi frigide, probablement qu’il aurait fait remarqué au bâtard que c’était de la piètre qualité.
Malheureusement, ça ne s’arrêtait pas là et Eoghan sortit une remarque qui allait évidemment faire réagir le plus vieux. Critiquer sa qualité d’héritier alors que la personne qui le faisait était définitivement un moins que rien n’était pas quelque chose qu’il pouvait accepter. Fronçant les sourcils, il répondit du tac au tac : « Parce qu’évidemment, tu sais ce que c’est qu’être un héritier digne de ce nom. » Se replaçant sur sa chaise, il ajouta rapidement : « Tu ne sais rien, tu n’es qu’un chevalier parce que père le désire. Ne crois pas que tu pourrais comprendre ce qu’est la responsabilité d’héritier. » Oh oui, Graham était pratiquement ou plutôt complètement outré que son demi-frère ait pu insinuer qu’il n’était pas un digne héritier. Ce n’était pas le genre de chose que le plus vieux pouvait accepter sans décider de le remettre à sa place.

Un soupir traversa ensuite ses lèvres lorsqu’il se replaça une seconde fois. Il devait se calmer et résister à faire sortir Eoghan de force de la pièce. Ce serait complètement idiot et en plus ça donnerait raison au bâtard. Puisque, en quelque sorte, ce ne serait pas digne d’un héritier moindrement digne de ce nom. Par conséquent, il fallait absolument qu’il se calme et prenne le temps de remettre son demi-frère à sa place sans hausser le ton ou faire quelque chose qu’il pourrait regretter. « Et je fais confiance à mon sire n’en doute point. » Parce que c’était bien important de le préciser parce que de cette façon, Eoghan ne pourrait pas lui remettre sous le nez. Peut-être aurait-il du s’amener quelque chose à faire, une lecture sur des stratégies ou un autre livre du genre. Malheureusement, il n’y avait pas pensé et il ne se voyait pas faire le plaisir d’Eoghan en sortant de la pièce pour aller chercher la lecture en question. Aucun moyen de changer la pénible nuit qui venait.

Voilà qui avait été efficace. Questionner l’honneur ou la valeur de Graham était toujours le chemin le plus court pour lui faire perdre patience. C’était un coup bas, un peu comme frapper dans le dos. Eoghan ne répugnait pas ses actes au point d’en être physiquement malade comme son demi-frère, mais, parfois, il considérait que cela ne représentait pas un défi assez substantiel. Il était souvent plus amusant d’affronter de face. Mais lorsque sa vie était en jeu, ou lorsqu’il n’avait pas envie de se creuser la tête, comme maintenant, il se contentait de cette tactique déloyale. Graham avait peut-être son héritage et sa position d’aîné, mais le bâtard, lui, n’était prisonnier d’aucune règle ou convenance, sauf celles qu’il affichait pour se rendre agréable, bien sûr. Il accueillit la remarque quant à sa qualité d’héritier nul avec un certain amusement. L’aîné pouvait bien penser ce qu’il voulait, mais Eoghan était sûr d’en savoir assez pour occuper cette fonction. Il s’y voyait sans problème. Il avait la trempe d’un dirigeant, d’un guerrier efficace et d’un père de famille qui impose le respect. Peut-être n’était-il pas à l’image de Graham, une figure de proue bien fière mais pitoyablement rigide, il avait au moins l’avantage d’être un homme pragmatique. L’homme se permit même de s’esclaffer alors que l’autre l’accusait de ne rien savoir des responsabilités qu’il encourait. Un peu susceptible tout à coup ?

Malheureusement, l’héritier des Sutherland se calma rapidement, usant de grande respiration pour ne pas faire de scène devant le mestre qui espérait vraiment qu’on vienne le tirer de cette pièce. Mais Eoghan raffolait de cela, faire piquer des colère à son demi-frère devant témoins, c’était tellement plus délectable de le voir vouloir camoufler son faux pas. Bien sûr, tous comprenaient qu’il était légitime que le pauvre Graham se défende contre un vil bâtard, mais quel futur seigneur digne de ce nom cédait à de telles frustrations pour des peccadilles ? Le ton de la réplique finale du fils aîné était sans équivoque. Il signifiait clairement qu’il ne tolérerait plus d’insultes voilées à son égard. Un homme sensé en serait resté là, savourant déjà le plaisir de l’avoir fait modestement sortir de ses gonds au chevet de son père mourant. Mais Eoghan ne pouvait se contenter de ce qu’on lui donnait, il en voulait toujours plus, ce qui faisait son charme, selon lui. Lorsque tous disaient en avoir assez, c’était le moment d’en prendre plus, et cela sans scrupule. Sauf qu’il devait agir avec prudence. Graham était déjà excédé par son attitude. Il paraitrait de l’expulser de la chambre, mais il y serait peut-être contrait si les piques du bâtards devenaient trop insupportables. Ce dernier devait alors s’assurer de ne pas manquer la cible, de frapper un point sensible, de frapper vite et fort au point de ne pas laisser le temps à son demi-frère de penser à une solution honorable et vertueuse. Et il savait absolument quoi dire. Il fit mine de s’emmurer dans un mutisme arrogant, regardant tantôt leur père allongé, tantôt le mur, comme pensif. Ce n’était que mise en scène bien sûr, afin de mettre la table pour la grande finale.

« Tu sais... », commença-t-il, sans toutefois le regarder, comme s’il énonçait à voix haute une réflexion anodine. « Je crois comprendre pourquoi il y a tant de mauvais sang entre nous. » Il tourna alors la tête vers Graham, armé de son sourire le plus charmeur. « C’est parce que toi et moi, nous savons très bien que Père aurait préféré que je sois le fils héritier. » Il savait que cela mettrait le fils légitime dans une colère noire, parce que c’était la vérité. Leur père avait toujours eu plus d’affection pour le bâtard, affection qu’il aurait pu montrer sans crainte s’il avait été le fils de sa femme également. Graham aurait alors eu tout le loisir de rester le nez plongé dans ses livres, ou caché dans les écuries et tout aurait été mieux de cette façon. Mais bon, ils ne vivaient pas dans un monde parfait et le bâtard n’était pas vraiment le genre idéaliste. Il fallait faire au mieux de ce qu’ils avaient. Assis sur son siège, il se tint prêt, car il savait que la réaction de son demi-frère pouvait être explosive.

Probablement que réagir autant aux provocations d’Eoghan n’était pas digne d’un héritier. À quelque part, Graham le savait probablement, mais il était hors de question qu’il accepte cette vérité et y change quoi que ce soit. L’accepter ou non découlait évidemment d’une obstination profonde qui habitait l’ainé. C’était probablement ce qui le rendait meilleur à bien des niveaux, après tout, c’est ce qui l’avait motivé très jeune à apprendre tout ce qui était attendu de lui : le maniement de l’épée, le tir à l’arc, l’équitation - bien que c’était sans aucun doute ce qu’il préférait dans tout ce qu’il devait faire, de même que l’histoire de l’Écosse, le nom des clans et bien d’autres choses. Certes, certaines choses lui avaient naturellement plu et il ne s’était jamais vraiment forcé pour les faire, mais ce n’était pas le cas de tout ce qui était demandé de lui. Être héritier, malgré de bonnes apparences du boulot, n’était pas chose aisé et malgré ses faiblesses Graham ne semblait pas trop mal s’en tirer. Ce qui n’enlevait en rien le fait que c’était un sujet ô combien sensible chez le jeune homme. Surtout quand la personne qui critiquait était Eoghan. Ce bâtard qui ne vivait sans contraintes dans les bonnes grâces de leur père n’avait, aux yeux de Graham, aucun droit de critiquer sa qualité d’héritier. Ce pourquoi il avait rapidement réagit et probablement trop même.
Le pire dans tout ça, c’était bien évidement que pour Eoghan ça semblait être une grande blague. Rien que ce fait déplaisait au plus vieux suffisamment pour qu’il aie envie de sortir de ses gonds. Heureusement, ou pas en fait, la situation le forçait à un certain calme. Après tout s’il avait grandement envie de frapper son demi-frère pour le remettre à sa place, ça semblait difficilement approprié avec son père dans un état critique. Rien qu’à voir le mestre qui essayait tant bien que mal de se faire tout petit, Graham savait qu’il fallait qu’il se contienne ne serait-ce qu’un minimum. C’était difficile, après tout, en plus de le rendre « indigne », sa susceptibilité à l’égard des commentaires du bâtard était résolument une immense faiblesse.

Mais encore, ce fût tout de même sous contrôle, Graham réussissant à retrouver un certain calme... jusqu’à ce que le plus jeune ne prenne la parole à nouveau. Pire que la précédente insulte, les propos d’Eoghan touchèrent la corde sensible qui avait jusqu’à ce moment-là été relativement épargnée. Faisant preuve de toute la maîtrise de soi qu’il pouvait avoir, l’héritier put se retenir de se lever prestement et de corriger son demi-frère par les poings. Pas particulièrement violent, il n’y avait que le bâtard pour le faire penser ainsi. Peut-être que, encore une fois, il fallait « remercier » l’état de Kester Sutherland. Ce qui ne l’empêchait pas de bouillir intérieurement. C’était même visible considérant que son poing était bien serré et sa mâchoire l’était tout autant. Il ne savait pas quoi rétorquer à ça, c’était l’évidence même. Graham se serait plus ou moins fiché de l’existence du bâtard, aussi inconvenante soit-elle, si seulement son père ne lui avait pas constamment rappelé à quel point Eoghan lui était supérieur.

Finalement, cette réplique fut la goute d’eau qui fit déborder le vase. Peu importe comment le plus vieux la retourner, il ne savait pas comment réagir de la « bonne façon ». Il se leva donc et empoigna Eoghan par le collet l’entrainant avec lui à l’extérieur de la pièce. Hors de question de régler ça devant père, inconscient ou non. Encore moins puisqu’il était inconscient et avait besoin de calme. Ne laissant pas la chance à son demi-frère de s’enlever de son emprise, il ne le lâcha qu’en le poussant contre le mur le plus proche. Il n’allait pas l’attaquer quand même, il n’était même pas certain d’être réellement de taille. À cheval, probablement, mais ainsi peut-être pas. « Père ferait un terrible choix en te préférant. Tu ne comprends rien des responsabilités et tu n’es certainement pas digne de confiance. » Bon ça n’empêchait pas que dans les faits, Eoghan était probablement plus près de la réalité. « Si ça se trouve tu es en train de comploter contre nous. » Graham lançait cette phrase sans la penser en outre mesure. Après tout, il ne faisait qu’associer à son demi-frère la pire horreur possible selon ses propres critères. La trahison était définitivement abhorrant pour l’héritier, mais ça semblait aussi digne qu’Eoghan l’était. « Puis je te rappelle que tant que père n’est pas dans l’état d’assurer ses fonctions, je suis celui à qui les responsabilités incombent. » Voilà qui restait assez clair, même si Graham n’irait jamais contre la volonté de son sire, mais bon.