▷ « Nóirín, tu es en âge de te marier désormais. »
Je levais la tête pour regarder mon oncle. Il avait l'air grave. Mes parents étaient morts depuis longtemps, emportés par la maladie, j'y avais échappé par miracle... Ma petite sœur n'avait pas eu cette chance. Ma mère était morte d'une fièvre puerpérale quand j'avais 5 ans, le bébé ne survivant même pas quelques semaines. C'était un petit garçon... Quant à ma petite sœur de 3 ans, elle était morte d'un mal que le médecin n'avait pas su soigner, pas plus que celui qui avait touché mon père et mon oncle m'avait adopté. J'avais 7 ans. Aujourd'hui, 10 années avaient passé. Avec papa et maman, j'avais été plutôt heureuse. Du moins, il me semble... Je garde peu de souvenirs... Quelques chants, fredonnés par ma mère au coin du feu, ou bien ses bras apaisants autour de moi lors des soirées venteuses ou pluvieuses, des tempêtes... Le vent hurlait comme une Banshee. Mais dans les bras de maman, j'étais apaisée. Après sa mort, mon père avait tenté de faire face, mais il s'était épuisé, vieillissant rapidement, harassé de travail. Nous avions une ferme et un petit lopin de terre. J'étais destinée à aider papa, mais il mourut avant que je ne sois en âge de me rendre utile.
Je me souviens très bien du soir où il est mort... De sa respiration difficile, laborieuse, sifflante. Ma tante et mon oncle étaient là. Ils avaient plusieurs enfants déjà. Ils étaient venus veiller mon père. Ma sœur était déjà enterrée depuis une semaine et je me souviens avoir beaucoup pleuré. Et mon père n'allait pas tarder à la rejoindre... Quand il rendit son dernier souffle, je guettais le cri de la Banshee, mais rien ne vint... Je quittais la maison rapidement, courant alors que la pluie fouettait mon visage et mes cheveux, jusqu'à l'orée des bois, avant de hurler, de demander de l'aide aux esprits de la forêt, de demander à n'importe qui ce que je devais faire... Les esprits, Dieu... Mais je ne reçus aucune réponse ce jour là... Et les jours d'après non plus.
Mon oncle me trouva ainsi, assise à même la terre, crottée, abattue. J'avais tout perdu. Mon oncle récupérait la ferme de mon père, il était son cadet. Et une petite orpheline qui resta muette pendant deux ans, avant de se décider à aller de nouveau vers les autres. Pourtant, je ne me sentais pas intégrée. Mes cousins et cousines n'étaient pas particulièrement gentils ou méchants avec moi. Nous jouions parfois ensemble, mais quand une bêtise était faite, j'étais celle que l'on accusait.
Et aujourd'hui, à l'aube de mes 18 ans, on m'annonçait que j'allais devoir me marier... Je restais muette, attendant la suite.
« C'est Angus Matheson. »
Je tressaillis. Matheson avait l'âge d'être mon père... Il était bedonnant, pas vraiment attirant. Certes, il avait un petit cheptel et je me doutais que ce mariage était là pour rapporter à mon oncle... Il me sacrifiait. Voilà comment je voyais les choses. Je savais que je n'aurais pas mon mot à dire le jour où on me marierait, mais j'avais espéré un parti un peu plus... acceptable pour moi.
« Il a l'âge d'être mon père. »
J'osais enfin ouvrir la bouche. Est-ce que c'était du défi ? Non, mais mon oncle le prit ainsi alors que je voyais son regard se charger de colère.
« Et alors ? Ton devoir est d'être mariée et d'enfin rendre la monnaie de notre pièce, nous t'avons élevé, accueillie, tu as été une bouche à nourrir, il est temps d'être reconnaissante ! »
« Je suis reconnaissante ! Vous osez me traiter d'ingrate ? J'ai toujours travaillé dur, je n'ai jamais été oisive, ni une charge, je sais ce qui m'attend, mais... Matheson ? Il n'y avait pas plus jeune ? »
« Ça suffit jeune fille, votre mariage sera célébré dans deux mois ! Il a perdu son épouse il y a des années et il souhaite se remarier et avoir des enfants et il semblerait que ta beauté l'ai séduit. »
Ma beauté et certains enjeux obscurs sûrement. Je ravalais mes mots, me passais la langue sur les lèvres, avant de simplement hocher la tête...
« Si j'avais su être une telle charge, je serais partie depuis longtemps mon oncle. »
Je tournais les talons, avant de m'enfuir loin de la maison, d'aller chercher du réconfort dans les champs, dans l'odeur du foin... Mais je ne trouvais aucune réponse dans les cieux ou sur la terre. Comme 10 ans auparavant, j'étais seule...
Une gifle me cueillit et je portais la main à ma joue, en regardant Angus avec colère.
« Et je vous ai déjà dit de ne pas me regarder droit dans les yeux ! »
Une autre gifle, qui cette fois, me fit trébucher. Je chutais au sol, avant qu'une pluie de coups ne me tombe dessus, alors que je me recroquevillais. C'était devenu mon quotidien depuis presque un an. Les reproches, les coups, le fait d'être traînée dans la boue... Pour lui, je n'étais qu'une jolie poupée à exhiber. Mais aussi une aide pour l'exploitation et surtout, SURTOUT, je me devais de lui donner des enfants. Sa femme ne lui avait donné que deux fils. L'un était disparu, l'autre servait son seigneur en tant que soldat. Je n'avais rencontré ni l'un ni l'autre. Il ne cessait de parler de l'ingratitude de son fils. Le mariage avait été célébré, la fête avait été plutôt belle et la nuit de noce... Restera sans doute à jamais gravée au fer rouge dans ma mémoire. Une nuit atroce, qui me blessa cruellement, au plus profond de mes chairs. Il ne prit pas la peine de me préparer, il ne fut pas tendre... Il avait arraché ma chemise et s'était jeté sur moi, s'enfonçant en moi avec brutalité, se moquant de mes larmes, me faisant taire alors que je hurlais en me bâillonnant. Je perdis la bataille... Et toutes celles qui suivirent. J'étais une coquille vide quand il couchait avec moi... Je me projetais loin, très loin. Loin de cette vie de misère et de violence... Cela faisait si mal... Depuis mon mariage, je ne vivais que dans la peur, je devais être une souris... Plus rien ne me réjouissait...
« Stupide femme, est-ce trop difficile à comprendre ? Inutile ! Incapable de me donner un enfant de surcroît ! »
Et si il arrêtait de me frapper un peu ? S'il laissait mon corps se reposer ? Sans doute que cela fonctionnerait mieux. Avait-il été si violent avec sa précédente épouse ? De quoi était-elle morte finalement ? Les coups cessèrent de pleuvoir alors que je ne répondais rien et il quitta la chambre, me laissant abattue sur le plancher, à pleurer en silence. J'avais appris à masquer les bleus, à parler de ma maladresse maladive...
▷ « Nóirín, voici mon fils, Cathal... Qui semble enfin se rappeler qu'il a une famille. »
L'ironie perçait dans la voix de mon époux. Un peu plus d'un an que nous étions mariés et je n'avais encore jamais croisé son cadet. Il était un peu plus âgé que moi. Je levais prudemment les yeux vers lui et fus frappée par ses yeux sombres et son air un peu sauvage. Il était beau... Angus avait-il été séduisant lui aussi à cet âge ? Je cherchais des similitudes entre le père et le fils... Mais je conclus que Cathal tenait de sa mère davantage que de son père.
« Cathal, voici ta belle-mère. Que tu appelleras Mère. »
Je serrais les mâchoires, regardant mon époux avec stupeur.
« Mais... »
« Quoi ? Vous êtes sa mère désormais et j'espère que vous lui donnerez bientôt un frère... Vous pouvez au moins être capable de cela ! »
Je refermais la bouche et baissais la tête. Mais un tressaillement dans la mâchoire de Cathal ne m'échappa pas... Désapprouvait-il ? Son père m'en avait fait un portrait peu flatteur... Mais je devais me douter que ce qui était mauvais aux yeux d'Angus était sans doute louable aux miens. Etait-il aussi rustre et brutal que son père ? Il ne resterait pas longtemps apparemment... Mais qu'il m'appelle Mère me semblait si... Déplacé. Et cela ne lui plaisait pas davantage.
Les jours suivants, je découvris que ce que j'avais redouté était idiot. Cathal n'était pas son père et sa compagnie était même agréable, me changeant agréablement de celle de son père. C'était un guerrier, et il y avait une rage latente en lui, mais il n'était que courtoisie avec moi. Quand il s'essaya au Mère, je l'arrêtais, le priant de m'appeler Nóirín quand son père était absent. Le petit sourire en coin qu'il me lança à ma prière me fit frissonner et il accepta. J'appris à le connaître au fur et à mesure des jours, il était une bouffée d'oxygène. Il me faisait rire... Je pensais ne plus en être capable... Mon cœur qui me semblait mort se remit à battre doucement. Ses sourires illuminaient mes journées... Ses attentions m'étaient agréables. Il était doux, presque protecteur.
Mes nuits étaient toujours aussi sordides. Mais au moins savais-je que la journée qui viendrait serait plus douce et je me surpris à attendre nos rencontres avec impatience.
Malheureusement, il dut repartir, son devoir l'attendait et je retins des larmes quand il quitta la ferme. J'avais l'impression qu'avec lui, mes espoirs s'envolaient. Et je replongeais dans ma vie si triste et monocorde... Pourtant, si je n'avais jamais vu Cathal en un an, je le revis plusieurs fois l'année suivante. Il revenait plus souvent... Et je guettais ses retours avec impatience. Je ne savais pas encore que j'étais déjà prise au piège, déjà amoureuse de ce jeune homme.
▷ « Qu'est-ce que c'est Nóirín ? »
« Rien, rien, du tout, je me suis cognée contre un meuble et... »
« Depuis quand vous me mentez ? »
Je restais interdite alors qu'il tenait mon poignet entre ses doigts. Un hématome avait fleuri et je grimaçais alors qu'il appuyait dessus. Il dut le voir parce qu'il me relâcha. J'étais adossée au mur de la grange et il se tenait face à moi, le regard sombre luisant. Doucement, ses doigts caressèrent ma joue et il repoussa mes cheveux, dévoilant une rougeur sur ma joue.
« Et ça ? Encore un meuble ? »
« Je... »
Que lui dire ? Que son père me frappait régulièrement quand je lui déplaisais ? Je connaissais Cathal maintenant. Cela faisait un an et demi que je le connaissais, un an et demi que mon cœur s'emballait à chaque moment passé ensemble... Me retrouver seule avec lui avait des airs d'interdit. Parce que mon cœur battait la chamade pour lui. Parce que quand mon mari me besognait, je rêvais que c'était Cathal qui me touchait. Qu'il me caressait, me couvait du regard. Soudain, je fondis en larmes et baissais les armes, me laissant aller contre sa large poitrine. Je n'avais pas besoin de parler, il savait déjà et je sentis ses doigts dans mes cheveux, sa main dans mon dos, apaisante, même si je ressentais aussi la tension qui habitait son corps, la colère qui couvait. Mes sanglots finirent par diminuer et je me calmais, avant qu'il ne murmure :
« Pourquoi ne rien avoir dit ? »
« Parce qu'il me fait peur... »
Je chuchotais.
« Nóirín... »
Je relevais le visage et il s'en empara. Il lâcha un soupir, comme si quelque chose lâchait en lui et soudain, ses lèvres furent sur les miennes. J’entrouvris la bouche, me pressant contre lui alors que je sentais quelque chose s'éveiller en moi, quelque chose que jamais mon mari n'avait su susciter... Ce baiser fut libérateur et en même temps, un péché mortel... Je fermais les yeux, avant que le baiser ne cesse. Et soudain, je m'affolais :
« S'il te plaît, ne fais rien ! N'interviens pas ! Cela n'en sera que pire ! Je... Je n'obéis pas suffisamment, je ne suis pas une bonne épouse... »
« Il n'y aura jamais de bonne épouse aux yeux de mon père, il n'y en a jamais eu et n'y en aura jamais... Ma mère ne l'était pas davantage. Il ne sait pas ce que c'est qu'une épouse.»
« Elle lui a donné deux fils et moi... »
« Tu lui as donné assez... Beaucoup trop. »
Je le regardais avec incompréhension, avant qu'un nouveau baiser ne me fasse chavirer. Nous étions perdus, mais la chute était si belle...
▷ Je me raidis. Par peur que nous soyons découverts, par peur également qu'il me touche. Même si je savais Cathal différent de son père, plus doux, plus attentionné, mais alors qu'il retirait mes vêtements, je me raidis... Peur de lui montrer mon corps encore contusionné à certains endroits. Je n'aimais pas mon corps, je ne m'aimais plus, Angus avait réussi à détruire tout cela... Je levais les yeux au ciel et me mordis la lèvre inférieur. Soudain, je sentis le regard de Cathal sur moi.
« Regarde-moi. S'il te plaît, regarde-moi. »
Avec effort, je lui obéis. Il souris et embrassa un hématome sur ma cuisse, caressant doucement mon corps, avec le regard brillant. Il était délicat, doux et j'avais l'impression d'être une fée précieuse sous son regard.
« Tu es si belle... Tu mérites tellement mieux. »
« Ne parlons pas de lui... »
Pas maintenant. Il s'exécuta, éveillant mon corps avec douceur et patience, me faisant vibrer et découvrir des sensations inédites. Quand sa bouche glissa jusqu'à mon intimité, je hoquetais de surprise. Je ne connaissais rien de cela... Faire l'amour était associé à quelque chose de désagréable pour moi, mon corps se tendait malgré moi, mais il se détendait sous les savantes caresses... J'étais damnée. Une épouse parjure, infidèle... Mais que la perdition était douce.
« N'ai pas peur... »
« Je n'ai pas peur. »
J'étais angoissée, mais ce n'était plus de la peur...
« Aime-moi, je brûle. »
Un sourire fleurit sur son visage et avec délicatesse, il me prit. Je ne ressentis pas la douleur cette fois, mais une vague de plaisir alors qu'il allait et venait en moi. Mes doigts agrippèrent ses cheveux. J'étais folle de lui... Je me consumais pour lui. Plus le temps passait, plus mon époux me dégoûtait, plus le fait qu'il me touche m'était intolérable. Heureusement, cela s’espaçait. Presque trois ans que nous étions mariés et toujours pas d'enfants. Voulais-je être mère ? Oui sans doute, mais je ne voulais pas de lui comme père... Et je cessais de réfléchir quand le désir explosa et m’entraîna loin de la grande, entre les bras puissants de Cathal.
Plus tard, lovée entre ses bras et traçant des cercles sur sa poitrine, je me rembrunis.
« Qu'allons-nous faire ? Tu vas repartir et je suis mariée à ton père... »
Il y eut un silence... Qu'il finit par rompre.
« Dans un monde idéal, tu ne serais pas sa femme, tu ne serais pas quelqu'un que je dois appeler Mère devant lui, tu ne serais pas battu, tu sourirais... »
Ce n'était pas une réponse, mais il ne savait pas davantage que moi de quoi l'avenir serait fait.
« Je veux le voir ce sourire. »
Je souris pour lui faire plaisir, avant de me redresser légèrement et de l'embrasser.
« Je t'aime... Qu'importe ce qui arrivera, qu'importe que je sois vouée aux enfers... Tu m'as apporté ce dont j'avais besoin... Il n'y a que toi qui me fais sourire. »
Je calais ma tête contre lui, ici, nous avions l'illusion que nous pouvions être heureux...
▷ « Je vais te tuer ! Je vais vous tuer tous les deux ! »
Je sursautais, alors que Cathal m'était soudainement arraché, tiré en arrière par Angus qui venait de débarquer. Il m'agrippa par les cheveux, avant d'éructer :
« Sale garce, salope, traîtresse, je vais te passer l'envie de me tromper. »
Je mis ma main devant mon visage, mais le coup ne vint jamais alors que Cathal s'était relevé et avait agrippé son père. Je me redressais, me rhabillant rapidement. 6 mois que nous vivions cachés, entre deux retours de Cathal... Il fallait bien que cela arrive... Et j'étais horrifiée de voir le fils et le père se battre.
« Va-t-en ! Nóirín fuis ! »
« Non ! Cathal, non, pas sans toi ! »
« Va-t-en, je te retrouverais ! »
Je retins mes larmes, alors que mon mari s'emparait d'une fourche, menaçant son fils.
« Ça va aller, je te retrouverais, fais-moi confiance. »
Mon époux attaqua et Cathal esquiva alors que je poussais un cri.
« Nóirín pour une fois, obéis-moi ! »
Cathal s'énervait et je hochais la tête, avant de quitter la grange, avant de quitter ma vie, ne sachant qui, de mon époux ou de l'homme que j'aimais allait gagner la bataille.
Je fuis cette nuit là. Je fis ce qu'on me dit. Et quelque part, je le regrette depuis. Et si j'étais restée ?
▷ Soudain, les pleurs d'un bébé déchirèrent la nuit et je me rapprochais d'elle, la prenant dans mes bras. Ma merveille, sa fille... Je lui avais donné le nom de ma défunte sœur. Je libérais mon sein pour l'allaiter. Neuf mois avaient passé depuis ma fuite. Je ne le savais pas encore à l'époque, mais j'étais enceinte... Je le découvris à me dépends alors que j'étais malade, vomissant le matin, perdue sur les routes... Une paix fragile s'était instaurée, mais la méfiance demeurait. De nombreuses familles me refusèrent leur aide, d'autres prirent pitié... Et au fil des semaines, je sentis la vie grandir en moi, connaissant l'abattement alors que son père n'était pas là que j'ignorais son sort... Puis je relevais la tête et m'accrochais à sa promesse. J'étais malade, sous alimentée, angoissée. Je n'avais aucun écho de ce qui avait pu se passer... Je fuis le nord pour l'est, avant qu'une Lady ne me prenne en pitié, avec mes haillons et mon ventre rond. Je sus me rendre utile auprès d'elle. Elle me prit en affection et je la lui rendis alors qu'elle se montrait bienveillante avec moi, m'aidant à récupérer, à vivre mieux ma grossesse... Les mois passaient et je n'avais aucune nouvelle de Cathal. Avais-je fui trop loin ? Etait-il mort ? Je me mordis la lèvre en regardant le clair de lune. L'hiver était là, la guerre avait reprit... Me cherchait-il ? J'avais accouché sans lui... Je voulais tellement qu'il soit là, tellement qu'il voit sa fille, notre miracle... Autour de son cou, pendait le petit ange qu'il m'avait taillé, un talisman... Auquel je me raccrochais désespérément.