En fin de compte, tout s'arrange, sauf la difficulté d'être, qui ne s'arrange pas. - J. Cocteau.
La respiration calme. Le cœur battant lentement pour que la concentration atteigne son paroxysme. L’arc se bande, une flèche encochée en son centre. Les yeux de Siobhàn percent la forêt en direction du daim qui broute de l’herbe et qui s’y promène. Intérieurement, elle regrette déjà son geste à venir. Son cœur est lourd. Mais elle lâche enfin la corde, et la flèche vient s’abattre en son flan. Elle s’approche en de grandes enjambées et retire la flèche, avant de sortir un couteau pour abréger ses souffrances.
« Merci de ton sacrifice. Il ne sera pas vain. »
Elle porte sa main à ses lèvres, l’embrasse et dépose ensuite ledit membre sur le museau de l’animal.
C’est son rituel. Elle ne supporte pas de blesser les animaux, qu’elle apprécie bien plus que les Hommes. Mais le besoin de vivre,
son besoin de vivre est plus important. Les animaux sont de la nourriture, qu’elle fusse pour Siobhàn ou pour un autre animal… C’est la chaine alimentaire. Son père la rejoint et passe une main dans son dos. Sur son visage se mêle fierté envers sa fille, et regrets envers l’animal mort.
« Je suis désolée. » Murmure-t-elle.
« Tu n’as pas à l’être. C’était nécessaire. »
Il se tourne vers la jeune fille d’une douzaine d’années et lui embrasse la joue. Elle sourit et se blottit dans ses bras. La chasse, elle aime ça… Et c’est ce qui la fait culpabiliser. Parce qu’elle aime cette adrénaline, et que ce qu’elle apprécie prive un être de sa vie.
« Tu crois qu’il avait une famille… ? » Les sanglots sont perceptibles dans sa voix, et sa mâchoire tremblote légèrement.
« Oui, c’est certain. Mais c’est un mal nécessaire… »
Elle se recule, comme si elle s’était brûlée. Elle dévisage son père, les sourcils froncés, le minois choqué.
« Ca aurait pu être toi ! » Les larmes ruissèlent sur ses joues nacrées.
« Non, Siobhàn. » Il garde un calme placide. « Les animaux sont différents de nous. Nous avons conscience du danger, et ce n’est pas toujours leur cas. D’autant que moi, personne ne veut me manger. Cesses donc de t’en faire. Je ne te quitterai pas de sitôt. »
Il sourit d’un air rassurant. La gamine hoche vivement la tête alors que ses prunells brillent sous les larmes qui continuent de les investir. Si seulement ce qu’il avait dit s’était avéré vrai…
Car quelques années plus tard, peu après le quinzième anniversaire de la sauvageonne, l’on retrouva le corps de son géniteur lacéré. L’on suspecta un ours ou un grizzly. Un animal sauvage qui avait eu raison d’un homme honorable et qui prenait soin de sa femme et de sa fille, qui auraient alors du mal à survivre sans un homme fort pour les protéger.
« Siobhàn… Il faut aller au village. »
« Non ! Ce n’est pas ce qu’il aurait voulu ! Il préférait que nous vivions loin, loin de ces gens qui nous jugent, loin de ces gens qui ne nous aiment pas ! Pour lui… »
Sa mère affiche l’air qui ne l’a pas quitté depuis l’incident : La mine triste, livide, presque charbonneuse. Son cœur s’est brisé au moment même où son mari a perdu la vie. Et puisqu’il était le seul à savoir calmer véritablement les ardeurs de leur fille, la génitrice était éreintée. Elle ne savait pas comment la maîtriser, comment la convaincre que rejoindre le village le plus prêt était la meilleure idée. Son père aurait sut, lui. Il était parti… Et il était parti trop tôt.
L’évidence est cependant frappante pour un adulte expérimenté : Leur niveau de vie baisse avec les jours qui s’écoulent. Le tic tac de l’horloge ralentit. Elles ont faim. Siobhàn chasse autant que faire se peut pour leur donner de quoi se nourrir. Elle va chercher du bois pour l’âtre de la cheminée. Elles se blottissent sous les couvertures et elles attendent que les jours passent. La tristesse qui envahit leurs cœurs ne se tarit pas. Mais rien n’y fait : Peu importe les difficultés qui surviennent, la jeune femme refuse toujours autant de quitter la cabane en forêt. C’est chez elle, chez
eux. Le seul endroit qui la rattache à cet homme qu’elle avait tant aimé, au seul homme de sa vie. Si elle souhaitait aller au village pour annihiler la difficulté qui les attendaient ici, elle ne le
pouvait pas. C’était trop dur… Tout comme il était dur de vivre ici, alors que chaque coin lui rappelait son père et ses sages paroles.
Mais elle se devait de se prouver qu’elle était une battante et qu’elle et sa mère pouvaient survivre sans lui. Parce qu’elles n’avaient pas le choix, et que Siobhàn refusait de céder à la facilité.
Elle aurait dû. Elle aurait dû céder plus tôt. C’est ce qu’elle ne cesse de se répéter, agenouillée devant le corps inerte de sa mère.
Elle a essayé, longtemps. Pendant des années… Dix ans. Elle a tout essayé. Elle passait le plus clair de son temps en forêt, pour chasser et pour trouver du bois. Mais l’hiver est rude. La neige recouvre de son épais manteau blanc la nature… Et les animaux sortent le moins possible. La nourriture est dure à trouver. Et sa mère n’est pas aussi jeune qu’elle…
Elle aurait dû l’écouter. Et aller au village le plus proche. Peut-être qu’ainsi, elle aurait survécu encore plus de temps… Qu’elle n’aurait jamais eu à être seule.
Maintenant, elle n’a plus de famille. C’est la seule pensée qui tourne en boucle dans sa tête. Ses yeux sont remplis de larmes, mais aucune ne coule sur son minois déconfit. Son cœur saigne abondamment, mais l’impassibilité est la seule chose qui s’affiche réellement sur son visage. Elle les avait aimé. De tout son cœur, de tout son être.
Et si elle avait apprit à se débrouiller depuis la mort de son père, elle n’était pas préparée à être seule… Vraiment seule. Elle ne sait réellement comment s’occuper d’elle, comment faire pour ne pas courber l’échine devant la solitude et devant les nouvelles difficultés qui s’ajouteront immanquablement. Elle n’est pas prête.
Elle quitte alors sa cabane. Sans ses parents, avec tous les souvenirs qui s’y trouvent, elle ne peut pas vivre ici encore. Elle ne sait même pas quoi faire du corps… Elle ne veut pas y penser. Elle a 26 ans, mais se retrouve démunie. Plus qu’elle ne l’aurait cru.
L’évidence ne tarde pas à frapper : Il lui faut rejoindre le village. Quand bien même les habitants considèrent sa famille comme des illuminés, comme des gens étranges… Elle a besoin d’aide. Elle espère, un peu naïvement, qu’ils lui apporteront l’aide qu’elle cherche. Qu’ils lui expliqueront ce qu’elle est censée faire, comment se prendre en main. Oh, elle le savait… En quelque sorte. Après la perte de ses deux parents, l’on est souvent trop troublé pour savoir prendre soin de soit tout seul. Surtout lorsque l’on est encore un tantinet jeune.
Cependant, ce n’est que des portes closes qui s’insinuent devant ses prunelles. Elle tambourine aux portes, elle hurle à l’aide. On lui demande son nom. Elle le donne. Et on lui intime de partir… On lui dit qu’elle ne trouvera rien ici bas. Pestiférée… C’est ainsi qu’elle se sent. Rejetée. Seule. Une très bonne démonstration du monde dans lequel elle vit… Où l’on ne peut compter sur personne, et encore moins sur les inconnus.
Alors même si elle n’est pas fière de l’idée qui germe peu à peu dans son esprit, il faut être lucide : Elle n’a pas d’autre choix. Elle erre alors dans le village, chipant la nourriture qui traîne ça et là durant la nuit… Et pendant la journée, elle ose plonger ses doigts dans les tartes qui refroidissent sur les rebords de fenêtres. Son ventre gronde, son estomac se contracte. Elle a faim, et elle est obligée de dormir dehors sous le froid. Elle vole aussi quelques couvertures pour s’emmitoufler chaudement lorsque le froid tombe, et que ses griffes acérées meurtrissent sa peau diaphane. L’odeur qu’elle dégage est loin d’être agréable, puisqu’elle se plaît à se réfugier dans les granges pour trouver un peu de chaleur auprès des bêtes… Mais si elle ne s’en fiche pas, elle ne s’en plaint pas non plus. C’est le seul choix qu’elle ait… Et il semble évident que la vie apprécie d’amonceler les difficultés sur son passage.
Si seulement ça s’était arrêté là… Mais non ! A force de voler des mets, des hommes se mettent à chercher le coupable. Elle se cache, elle a faim. De plus en plus, à mesure que les jours passent & qu’elle ne parvient pas à voler quelque chose pour se sustenter. Alors, elle attend que la ronde des hommes commence, qu’ils quittent le coin où elle a repéré quelques gourmandises et elle s’en approche. Mais au moment où elle attrape l’aliment en question, quelqu’un arrête son bras. Cinq ou six hommes l’encerclent, ils l’insultent.
« On l’a trouvé ! On a trouvé le voleur ! Peut-être devrait-on lui couper la main… ? »
« Non, pitié… Non. Je… Je n’avais pas d’autre choix ! »
« Oh, mais c’est la fille des illuminés. »Murmure-t-il.
« Ne parlez pas comme ça de ma famille ! » Hurle-t-elle en frappant le « chef » au visage.
Il fait signe à ses hommes de l’attraper alors qu’il se frotte le nez, une rage à peine contenue brillant dans ses yeux torves. Il est effrayant, elle en a conscience. Et elle sait aussi qu’elle n’aurait pas dû user de violence… Elle va mourir. Dans d’atroces souffrances. Elle le sait, et elle a peur.
Le chef commence alors à la battre, abattant son poing sur sa chair. Tantôt son visage, tantôt son corps, sa main s’abat avec violence sur Siobhàn. Elle hurle, quand bien même elle essaie de garder son sang froid… Elle n’y parvient pas. Ca fait mal, trop mal. Et puisque les autres lui tiennent les mains et l’empêchent de bouger, elle ne peut que subir. Ce qui ne l’empêche pas, un peu enflammée, de les traiter de tous les noms et de leur cracher au visage. Elle hurle, encore et encore.
Elle sent son sang bouillir et frémir sous l’entièreté de sa peau. Chaque parcelle est douloureuse, et il ne fait aucun doute que certaines parties sont cassées. Elle a mal, et elle prie pour que la Mort la délivre.
Mais au lieu de ça, un poignard vient briller. Elle fronce les sourcils, et hurle de plus belle.
« Tais-toi ! Sale illuminée ! Si tu ne la fermes pas, je te coupe la langue ! »
Il n’obtient pas l’effet escompté parce que ses cris redoublent. Les villageois l’entendent, c’est certain… Mais ils ne bougent pas le petit doigt. Siobhàn remue, essaie de s’échapper en rouant de coups les autres avec ses jambes mais rien n’y fait. Le poignard apporte, alors qu’un autre homme la force à ouvrir la bouche. Ses yeux s’écarquillent, la panique s’insufflant dans ses veines. Elle tente de bouger la tête, mais on l’empêche également de la bouger. Ca va faire mal… Incroyablement mal.
Alors qu’elle se résigne à la douleur et à la mort en fermant les yeux et en les attendant, d’un coup le bruit cesse et elle retrouve un peu de liberté de mouvement. Elle ouvre un œil pour découvrir un homme avec bien plus de prestance qu’elle n’en a jamais eu et que ses agresseurs n’auront jamais. Ils le regardent bouche bée, et s’écartent lorsqu’il leur ordonne de la laisser tranquille. Elle n’est pas naïve, Siobhàn. Elle sait bien que sans lui, son honneur de femme aurait été compromit et qu’elle serait morte. La reconnaissance brille dans les prunelles de la belle, et elle le remercie d’un simple hochement de tête. Elle est choquée, elle tremble. Il a beau lui avoir sauvé la vie, elle n’est pas en mesure de parler. L’effroi ne fait toujours qu’un avec son minois.
Il lui propose de venir avec lui dans son château, et si elle trouve l’idée de prime abord assez étrange, elle ne refuse pas. Elle sait qu’elle n’a pas le choix et que si elle reste dans le coin, soit elle mourra de faim, soit elle se fera battre à nouveau ou pire. Il est son sauveur, elle lui en est toujours reconnaissante, même aujourd’hui.
Deux ans ont passé depuis l’incident et elle travaille en tant que servante chez les McGuffin et chasse également pour eux. Ses talents sont reconnus, et si ça ne lui plaît pas toujours d’être chez eux – d’une certaine façon, elle se sent un peu prisonnière et ne se sent pas à sa place – elle ne s’en plaint pas. Devenue taciturne, elle ne prend la parole que lorsque c’est vraiment nécessaire et refuse toujours de dormir dans une chambre qui lui a été donnée. Elle préfère rester auprès des animaux de la grange, où elle se sent plus en sécurité et qui correspond plus à ses habitudes.
Les McGuffin lui ont sauvé la vie, et c’est une nouvelle vie qui s’offre à elle.