es fantasmes oniriques avaient toujours eu le don de transporter l'humain par-delà le probable – au-delà de l'imaginable, dans des lands que d'aucuns jugeraient fruits de quelques sombres songe-creux. Il y avait ceux qui croyaient, et ceux qui ne prêtaient point garde. Puis, il y avait les écossais. Berceau de légendes aux ramures de magie, terre sainte partagée entre l'homme et les créatures – mais l'homme, n'en était-il pas lui-même une ?  - le Royaume d'Ecosse, et ses fières peuplades. Quatre points cardinaux ensevelis sous les tisons de la conflagration, ère où les temps de guerre et d'accalmie se succédaient sans jamais trouver d'osmose. Ni la haine, ni la cupidité ne se pacifiaient par de joliettes paroles fardées de bonnes volontés – non, de ce pain, ils s'en étaient déjà gavé depuis des années. Alors à défaut de vivre dans la paix, beaucoup survivaient dans la solidarité, dans ce que l'on pouvait encore trouver de cette divine notion. Un jour, reviendrait l'été des âmes qui, pour un moment, chasserait l'hiver des cœurs. Un miracle que tous espéraient, mais en attendant... L'on chantait et dansait encore à quelques occasions.

La saison hiémale avait cette étrange marotte à paraître plus froide chaque année, mais ni la neige, ni l'ondée, n'avaient pu arrêter les dignes dames et seigneurs qui avaient pérégriné des jours durant. Tous convergeaient vers la même destination : le bastion des Eolhàn. Une famille notoire des Lowlands, qui avaient aujourd'hui décidé de convier tous leurs pairs  à une frairie de grande envergure pour célébrer le mariage de leur fils aîné. Les corbeaux avaient volé aux quatre coins de la contrée pour porter leurs épîtres, et les retours positifs avaient été nombreux : parmi ceux-ci, l'assentiment des MacGuffin eux-mêmes qui, nonobstant le conflit qui grondait dans le pays, ne rataient jamais une opportunité de festoyer en compagnie de leurs sujets. Une façon de resserrer les liens et d'entretenir le moral de ses ouailles, c'était ce que Gabran avait toujours pensé. En tête de l'extraordinaire cohorte qui arrivait enfin à bon port, le laird avait octroyé la venue de tous les siens : son épouse, ses enfants, et même ses frères et soeurs s'étaient joints au voyage. Lorsqu'ils atteignirent la demeure du chef Dorian Eolhàn, d'autres clans étaient d'ores et déjà présents et ne patientaient plus que pour les retardataires. Ladite demeure était fort étrangement placée, en pleins poumons de cette indicible sylve que l'on nommait le Bois des Songes. Pis encore, sa forteresse était contigüe au Lac aux Murmures – et il fallait être vaillant pour vivre dans un tel endroit lorsque l'on connaissait la sordide histoire des lieux. En particulier avec les récents racontars qui proliféraient à travers la région, mais dont l'on tairait l'existence pour ne pas encourager le malheur à venir frapper à la porte.

Une fois tous les convives arrivés, les réjouissances purent s'entamer dans une atmosphère ébaudie qui changeait bien de celle à laquelle les gens s'étaient accoutumés depuis le drame du Mor'du. Les denrées s'étendaient à perte de vue, l'alcool – le whisky surtout. - coulait à flot, les dames cancanaient pendant que les sieurs trinquaient, l'on riait comme toujours de ces voisins d'anglais, de la sottise des Macintosh et de la mollesse des Dingwall. L'on conjecturait sur l'avenir, sur ce qui devait être fait, sur ce qui n'aurait pas dû l'être. Il y avait aussi des conversations plus frivoles, le suzerain s'était inopinément fait spectateur amusé d'un gaélique qui, ayant déjà un peu trop pochardé, se complaisait en tours de saltimbanque. Les prunelles du gouverneur voguèrent dans l'immense salle de banquet en quête de ses proches disséminés de-ci de-là, il repéra naturellement son héritier, le couvant d'un discret regard inquisiteur, avant de biaiser son attention sur Rhona, puis sur Eileen qui ne quittait naturellement pas les abords de Sorcha. Mari et femme ne s'adressaient presque plus la parole depuis leur dernière algarade en date, une ambiance conjugale glaciale qu'ils se gardaient toutefois d'étaler ostensiblement devant témoin. Quand bien même... Ils célébraient chacun de leur côté, sans chercher l'esclandre, et pour une fois, il avait envie de laisser ses vieux démons de côté. Oui, mais l'ironie ne faisait pas toujours bien les choses...

« OYEZ, OYEZ BONNES GENS !! » S'époumona subitement un énergumène sortit de nulle part, et qui grimpa sur une table pour se faire voir de tout le monde. La sudation au front, pantelant, il semblait aussi paniqué que s'il venait d'échapper à un fantôme. « Battez votre coulpe tant que vous le pouvez encore ! Car je vous l'assure, j'ai vu de mes yeux vu, la bête qui causera notre perte à tous ! Là... Là-bas, à l'orée du loch... Oh Dieu notre Père, il faut fuir loin de cet endroit maudit avant qu'il ne nous enjôle de sa beauté hippique et nous entraine avec lui ! »

Si la plupart s'apprêtèrent à pointer le bougre comme un simple fou qui avait sûrement abusé de la boisson, mais ils n'en n'eurent guère le loisir. Soudain, l'on entendit d'horribles glapissements en provenance de l'extérieur – ce qui aurait été impossible si le calme n'avait pas été amené par l'intervention somme toute saugrenue de l'olibrius qui se mit à frémir de tout son corps. A damoiselle en détresse, répondait la vaillance masculine – et plus que cela, l'inquiétude et la curiosité des hôtes qui, d'une d'une commune impulsion, se hâtèrent tous en dehors du domaine. La foule fut guidée par les indications des factionnaires qui, haut perchés sur leurs remparts, avaient repéré l'endroit d'où s'étaient élevés les hurlements. Lorsque tous y parvinrent, foulant la vierge neige sur leur passage, le lac était sombre... L'astre sélénite se reflétait à sa surface, et une étrange houle fouettait hardiment la rive, comme si quelque chose venait tout juste de pénétrer dans l'eau. Ils eurent beau scruter, rien ne semblait sortir de l'usuel... Jusqu'à ce que...

« Là ! Qu'est-ce ? Une pelisse ! » Le jouvenceau mit une jambe dans l'eau et s'étendit de tout son long pour récupérer le manteau qui flottait paisiblement, et qu'il ramena pour l'étendre aux yeux de la masse. Un seigneur se détacha du lot et saisit la pièce à conviction, les calots écarquillés. « C'est à Elizbeth... C'est à ma fille ! » Il fit volte-face vers celui qui était précédemment venu les prévenir d'un danger, pour finalement l'empoigner au col et le secouer comme un vulgaire prunier. « Où ?! Où est-elle ?! Qu'as-tu fait de mon Elizbeth faquin ?! Ce n'est point moi, je suis innocent, je vous en conjure ! Mais, elle a dû la croiser... La bête ! Quelle bête nom de Dieu, parle !! L... L... L'Each Uisge ! »

Ce simple nom fit inspirer de crainte et de stupeur nombre de personnes, qui se lorgnèrent les unes les autres dans l'incompréhension la plus opaque. De récentes rumeurs avaient fait état de bien étranges évènements qui avaient eu lieu à même cette étendue d'eau qu'ils avaient devant eux, des rumeurs que le sir Dorian s'était échiné à démentir par peur que cela s'en ressente sur son fief. Mais à présent, voilà qu'il était dos au mur... Encore faudrait-il que l'on prête foi aux dires concernant cette créature mystique, connue et reconnue dans le folklore écossais. Le tintamarre ne tarda pas à s'élever, et parmi la pléthore d'éclats de voix, certains commentaires fusaient.

« Nous avons offensé nos terres avec cette stupide guerre, les monstres d'antan se sont réveillés ! » « Calomnies que ceci ! Il n'y a jamais eu de monstres ici bas, la donzelle a simplement glissé et s'est noyée ! » « C'est assurément une ignominie des Macintosh ou des Dingwall ! Complot ! Complot !! » « Des traitres doivent se cacher parmi les fidèles, où sont les moutons noirs ?! Qu'on les pende, qu'on les éventre, qu'on les étête ! » « Calmons-nous, hurler comme des harengères ne nous aidera en rien ! » « Il faut réfugier nos familles dans le bastion... Mais seront-elles en sûreté ?! »

Gabran avait repris un air profondément grave et concerné, lui qui s'était instinctivement mis aux premières loges se hâta de rejoindre les siens tandis que le chef Eolhàn tentait tant bien que mal d'apaiser les esprits – s'il parvenait à se faire entendre, du moins. « Rhona ! Viens, accroche toi à moi. » Dit-il en lui tendant son bras pour la protéger de l'effervescence alentour. Il se fraya un chemin parmi ses homologues et conduisit la demoiselle jusqu'à sa mère et sa sœur, considérant furtivement ces dernières du regard avant que son cœur ne manque un battement en ne voyant pas le galbe de son fils. « Où est ton frère ? L'as-tu vu ? Et lady Stheane ? » Il tenta de jouer de sa hauteur pour les distinguer, avant de faire tonner son timbre de rogomme. « Bearach ? Bearach ?! » Ses dents grincèrent, puis il se tourna vers deux de ses serviteurs qui se trouvaient à proximité. « Floki ! Sois à l'affût. Vous aussi Seumas ! »

Un mariage dans la demeure des Eolhàn attendait la venue des seigneurs et dignes familles des Lowlands, et parmi eux, les Hay. Néanmoins, Lachlan restait en retrait depuis l’aube. Déchiré entre deux sentiments, le garçon ne savait comment se comporter ; entre l’appréhension d’assister une nouvelle fois à un rapprochement de Domhnall et Rachael, et le fort désir de passer ce moment en compagnie des valeureux MacGuffin, notamment auprès du Lord Gabran et de sa fille Rhona, il demeurait silencieux et ce même dans ses propres pensées. Il savait que ce jour marqué par la joie et l’amour serait propice aux regards amourachés entre son frère et sa promise. Ces regards-là qu’il ne supportait plus, spectateur purgé par la déception, personnage secondaire dans sa propre histoire. Durant le trajet, il préféra contempler les collines recouvertes d’un manteau blanc plutôt que de lever les yeux vers ses pairs. Si au retour miraculeux de Domhnall il se plaisait à le provoquer en prenant les mains de Rachael dans les siennes pour lui signifier qu’elle était à présent sa promise, ces jours-ci, il n’avait plus le cœur à le faire. Puisqu’il savait qu’à chaque fois, les douces mains de la jeune femme lui échappaient, aussi insaisissables que le vent glacial de cette saison. Quand vint le banquet néanmoins, Lachlan se détendit comme un bienheureux, entourés de mets aussi somptueux que délicieux et emporté par le rythme d’une harpe. La cérémonie était pour le moins réussie ; puisqu’il n’était pas aisé de se parler sans crier, tant les chants et les rires fusaient. Malgré la bonne humeur qui l’avait à présent envahi, le jeune Hay ne pouvait s’empêcher de lancer des regards furtifs en direction de Domhnall, toujours inquiet que son frère ne disparaisse de nouveau, mais cette fois avec une Rachael en fuite. Même lorsqu’il s’était entretenu avec Rhona peu avant, Lachlan était resté bien à l’affût. Justement, celle-ci était placée plus loin mais ils avaient assez de vis-à-vis pour qu’il aperçoive la jeune fille contrariée. Lorsqu’elle croisa enfin son regard, le garçon la gratifia d’un unique mais chaleureux clin d’œil. Inutile d’essayer de la faire rire par des grimaces si c’était pour perdre toute crédibilité de bienséance en cette fête solennelle, d’autant plus qu’il était épié. Outre les enfantillages ; au moindre faux pas, au moindre geste alarmant, Melendil se devait d’intervenir. Lachlan n’était pas connu pour sa maitrise de soi. Il échangea alors un regard froid avec son oncle qui semblait le surveiller avec insistance, comme s’il s’attendait à ce que le plus jeune garçon des Hay explose et répande toute sa colère à table. Mais il n’en ferait rien, du moins pas avant que quelque flirt ne se fasse ressentir entre Domhnall et Rachael. Mais c’était un tout autre ennui qui allait survenir. Quelque chose de bien plus grand, de bien plus spectaculaire que la jalousie d’un homme.

Une bête. Un monstre qui se terrait dans les profondeurs des eaux, dans les tréfonds du lac aux murmures. Selon les dires d’un bonhomme haut perché sur une table, qui réussit non sans mal à obtenir l’attention de la foule ivre, la bête venait de faire surface. Les visages déboussolés dans la salle devinrent rapidement aussi blancs que la neige qui gisait sur les terres d’Ecosse lorsque des cris stridents retentirent de l’extérieur du château, et résonnèrent entre les murs. Le cœur de Lachlan émit un bond gigantesque avant de reprendre bientôt un rythme moins lourd, mais effréné. Dans le tumulte il suivit la foule qui se pressait au dehors. Les messieurs les plus courageux, avides de porter secours, et les autres avec ces dames, secoués par la curiosité. Lachlan se situait bien évidemment entre les deux. Sa bravoure, ou peut-être sa folie, n’avait aucune limite. Quant au reste, le garçon croyait dur comme fer aux contes et légendes. Sa fascination se mêlant à la peur, il ne doutait pas que la magie et ses créatures existaient. Et s’il pouvait saisir cette opportunité, cette occasion rare, d’en voir une de ses propres yeux, il ne laisserait pas s’enfuir cette chance. L’Each Uisge… Le cheval des eaux, noir comme l’ébène, habiterait donc le lac. « Si la bête a emmené sa victime, nous ne la retrouverons pas... » murmura Rhona qui se trouvait près de lui. Le soufflé coupé par la nouvelle et le coeur toujours battant, Lachlan ne prêta guère réelle attention aux plaintes de toutes ces bonnes gens. Les hurlements lui parurent presque lointains, puisqu’en vérité il ne pensait qu’à se jeter dans le lac pour venir au secours de ladite Elizbeth. Il ne pouvait pas rester sans rien faire, tandis qu’elle approchait peut-être de la mort à quelques mètres de là. Il se tourna alors vers Rhona, avant d’humidifier ses lèvres sèches et gercées par le froid. « Seulement si nous ne cherchons pas. » répondit-il, un air sérieux mêlé à de la mesquinerie, à la précédente remarque de la jeune fille. Puis, les sourcils froncés, toute lueur taquine semblait s’être dissipée dans ses prunelles vides. « Rhona, retournez vite auprès de votre père et de votre frère. Surtout soyez très prudente. » La regardant s’éloigner, il fuyait lui-même, mais dans la direction opposée. Tel l’enfant qu’il était, il ne comprenait pas que personne n’agisse encore. Il ne prit pas plus de temps à réfléchir et se laissa guider par sa spontanéité, son optimisme, et surtout sa grande folie. C’était le moment pour lui de faire ses preuves. Car tous étaient présents, et surtout Rachael, Domhnall, et Gabran MacGuffin. Il n’avait qu’à retrouver la demoiselle, combattre le monstre, et sa vie serait changée. On le ferait chevalier, et Rachael serait fière de l’épouser. Pauvre enfant illusionné… Habité d’une euphorie sans borne, Lachlan était déjà à l’orée du loch, inconscient ou avide du danger. Il n’en demeurait pas moins qu’il était trop tard pour reculer. Il enleva quelques couches de vêtements, et, le cœur claquant contre son torse muni plus que d’une blouse en lin, c’est avec des doigts tremblants qu’il attrapa sa dague, enfouie sous sa ceinture. L’arme fermement emprisonnée entre ses dents serrées, Lachlan se jeta dans le lac, le regrettant presque aussitôt. L’eau était si froide qu’il peinait à respirer même en étant à la surface. C’était comme si des centaines de lames le transperçaient toutes à la fois. Son souffle givré et saccadé lui donnait l’impression que l’air était amer. Mais sous une telle souffrance, il n’osait enfouir sa tête sous l’eau. Ou bien c’était son cœur qui s’arrêterait. Brusquement, il sentit même celui-ci s’accélérer, alarmé par le froid et la douleur. Mais, trop orgueilleux, jamais il n’appellerait au secours. Il n’y avait que Domhnall pour entendre les plaintes silencieuses de Lachlan, mais actuellement, même penser, il en était incapable. Qu'il l'entende ou non, il continuerait, encore, quitte à s’époumoner, jusqu’à trouver le fantôme à la mer.

e suzerain n'avait point à rougir de sa taille, bien au contraire, mais il avait beau être perché sur de grandes guiboles, il ne parvenait pas à distinguer son héritier à travers cette foule en effervescence. Il grinça plus encore des dents lorsque sa princesse lui fit savoir qu'elle ne l'avait guère vu non plus – ce n'était fichtrement pas le moment de se disperser, qui sait quel danger rôdaillait désormais aux entours du loch. Le pauvre bougre qui avait donné l'alerte se faisait secouer tel un prunier par le seigneur dont la fille était portée disparue, et quant au maître des lieux, son phonème même grondant ne surpassait pas la cacophonie des gens réunis. Les festivités risquaient d'avoir une sapidité fort amère, si l'affaire n'était pas promptement élucidée, la plupart des convives prendraient certainement la route du retour dès l'aube de demain, nul ne pouvait se permettre de mettre sa famille en péril. Gabran lui-même devenait fou à cette idée, son anxiété se lénifia passablement lorsqu'il aperçut ses deux frères le rejoindre, le trio échangea quelques paroles, conjecturant sur la situation et sur la meilleure façon d'agir avant que les choses ne dégénèrent. Puis, le laird perçut le timbre cristallin de son épouse à ses abords, circonspecte en toute circonstance et toujours aussi perspicace. Sorcha avait raison, la priorité était de mettre les femmes et les plus jeunes à l'abri, même s'il craignait comme tout à chacun que la forteresse ne soit pas un refuge aussi sûr qu'elle n'en avait l'air. Ses quartz oculaires se dirigèrent par ailleurs sur ledit bastion qu'il considéra durant un instant de silence, avant de se tourner en direction de sa compagne dont il agréa aux propos d'un mouvement de tête.

« Si fait, encore faudrait-il pouvoir se faire entendre. » Une main logée sur l'épaule de leur benjamine sur laquelle il déposa une caresse, il guigna un quatuor de donzelles visiblement effarouchées. « Vous êtes la première dame des Lowlands... » Cela lui coûtait presque de le concéder, mais l'heure n'était pas aux caprices. « Vous vous devez également de montrer l'exemple, de ce fait et une fois un semblant d'ordre rétabli, je vous abandonnerai la charge de rassurer et veiller sur vos pairs, milady. » La Chattam parviendrait sans mal à dompter une cohorte d'épouses et leurs enfants lorsque toutes seraient en sécurité, il n'en doutait pas une seconde. « Pour le moment restez à vue, dès lors que je vous le dirai, dirigez vous vers la forteresse et fluidifiez le passage des sujets qui s'y rendront autant que vous le pourrez, les gardes de la demeure vous y aideront. Tâchez aussi d'interpeller dame Eolhàn, elle vous sera sûrement d'un gr... Rhona !! »

La jeune fille venait de se soustraire à sa poigne et de s'engouffrer parmi la masse presque compacte de bonnes gens. Grand diable, avait-elle perdu l'esprit ? Le gouverneur avait tenté de la rattraper, en vain, aussi et sans attendre une seconde supplémentaire, il se lança à sa suite pour ne surtout pas la perdre des yeux. Ce fut alors que, interpellé par d'étranges mouvements aquatiques et les index pointés des spectateurs, il comprit la raison de cette nouvelle agitation : un benêt s'était tout bonnement décidé au suicide et s'était immergé dans l'eau, celle-là même dans laquelle Elizbeth semblait avoir disparu. Ineptie ou hardiesse, l'on ne donnait pas cher de la peau du téméraire si jamais la créature légendaire hantait véritablement cette étendue, et à cette hypothèse, peu furent les valeureux prêts à se tremper pour le secourir avant qu'il ne soit trop tard. Fort heureusement, rien n'équivalait la résolution fraternelle, et ce fut l'aîné qui mit en jeu sa propre vie pour ramener le plus jeune sur la terre ferme. Tout comme Rhona, Gabran arriva auprès des deux Hay et s'immobilisa là, scrutant le nageur en herbe pour vérifier que celui-ci ne souffrait d'aucun mal. S'il aurait été opportun de le tancer sur son comportement, il jugea cette tâche remplie par Domhnall et préféra ne pas ajouter son grain de sel, et puisque sa benjamine s'enquérait déjà de la santé de Lachlan, lui en fit de même avec le sauveur de ce dernier.

« Tout va bien ? » Il jaugea brièvement Domhnall pour s'assurer qu'il était en un seul morceau, après tout, même un quidam de son gabarit n'était pas à l'abri du danger. Toutefois, ils n'eurent guère le loisir de poursuivre, puisqu'une bourrasque d'effroi s'empara de tout l'attroupement lorsque l'on vit, là, sur la surface, le macchabée de l'infortunée que l'on avait précédemment entendu hurler. La fragrance du loch sembla soudainement devenir émétique, la scène était morbide, et l'on entendit le père de la trépassée s'époumoner de tout son soûl, son cri d'ire et d'affliction déchirant les cieux noircis. Le dirigeant s'empressa de saisir sa fille et de lui tourner le visage, la gorge serrée par le funeste spectacle. « Ne regarde pas ma merveille... Je suis là... » Il lui cajola presque frénétiquement la chevelure, conscient que son petit ange aurait pu être à la place d'Elizbeth. Puis, ce fut l'apothéose... Un hennissement, le temps se suspendit à la lune, un monstre à l'innommable hideur et à l'arôme de putréfaction, un regard de vésanie, l'espièglerie, l'abjection, un émissaire du purgatoire... « Sainte Marie mère de Dieu... »

L'expression susurrée avec une indicible aberration n'avait été audible qu'aux personnes environnantes au laird qui, comme beaucoup si ce n'était tout le monde, tombait littéralement des nues. En cette obscure nuit, ils pouvaient contempler toute la véracité et l'atrocité d'une légende d'Ecosse, celle que l'on contait pour faire frémir les enfants et les tenir dociles. Transi de stupéfaction durant quelques secondes, le suzerain ne se fit point prier pour réagir ensuite, et sans la consulter au préalable, il extirpa Rhona du sol pour la porter dans ses bras et s'éloigner du lac. A grandes foulées rapides, il passa entre ses frères qu'il somma de le suivre légèrement à l'écart, une fois cela fait, il reposa son enfant et ne perdit pas un instant pour distribuer ses ordres.

« Malwyn, prend tes hommes et faites barrage devant le loch, restez à bonne distance du bord, autant ne pas tenter le diable ! Personne ne passe sans mon autorisation ! Fais également mander Seumas, s'il y a quelqu'un qui n'aura guère peur de repêcher le corps de lady Elizbeth – Dieu ait son âme... - c'est bien lui. Mais qu'il ne se hasarde pas dans les eaux seul ! A vos ordres ! » Le benjamin MacGuffin opina positivement du chef et s'en alla s'exécuter. « Darren, ton cor ! Ton cor de chasse ! L'as-tu sur toi ? Toujours, pourquoi cela ? Tu vas l'utiliser pour attirer l'attention de la foule sur nous, je vais prendre la parole et essayer de calmer les esprits. Si nous cédons à la panique, qui sait ce qu'il pourrait arriver. Très bien ! Rhona, tu ne bouges pas de là. » Il sourcilla en posant ses prunelles diaphanes sur sa fille, et avant qu'elle ne prononce mot, il ajouta. « C'est un ordre. »

Il vérifia que la damoiselle ait intégré son injonction, puis, en compagnie de son puîné et Maître-Veneur, il grimpa sur un petit tertre qui les plaça suffisamment en hauteur pour être parfaitement visibles de tous. Darren arbora son cor, prit une grande inspiration, puis souffla de toute sa volonté dans l'instrument qui se mit à vrombir d'un son grave et puissant. Le plan sembla en partie fructueux, nombreux furent ceux qui se tournèrent en leur direction, et bientôt, ce fut le phonème du chef des Lowlands que l'on entendit résonner dans la nuit.

« Un peu de silence ! Calmez-vous, silence ! » Somma t-il tout en effectuant de grands gestes des bras, comme pour faire taire le tintamarre et ainsi asseoir son autorité. « Je sais que la situation est critique, mais je vous en conjure, n'égarez point votre sang-froid ! Tâchons de demeurer lucides et vigilants dès à présent, nul ne désire déplorer une autre perte. Nous allons procéder par étapes, que les femmes et les enfants se rassemblent dans le vestibule du domaine avec lady Sorcha, tout homme apte à manier l'estoc reste ici, la sécurité de nos familles sera assurée par la garde Eolhàn et une partie de celle MacGuffin le temps qu'il faudra. Je veux que chaque laird s'assure que ses proches soient au complet et qu'il vienne m'en faire le rapport, j'exige également de connaître les effectifs de soldats avec lesquels chaque maison s'est déplacée, il nous faut nous organiser. Si quiconque a une information autre que cela à nous communiquer, le seigneur Darren, le capitaine Malwyn et moi-même sommes tout ouïe. » Gabran avait parlé avec résolution, car il le savait, ses ouailles puiseraient leur force et leur réconfort dans sa propre détermination, tout simplement car il était un MacGuffin, et leur chef de clan. Tandis qu'il observait les mouvements de la foule, il crut discerner Bearach et le héla d'un haussement vocal. « Fils ! »